Laurent Fignon | Les 8 secondes du Tour de France 1989


Laurent Fignon - FFL
La seconde où tout a basculé

Le 23 juillet 1989, à 16 heures, 41 minutes et 47 secondes, Laurent Fignon perdait le maillot jaune du tour de France. 8 secondes plus tard, il terminait l’épreuve du contre-la-montre entre Versailles et Paris. 8 petites secondes. Ce laps de temps demeurera à jamais gravé au nom de Laurent Fignon. Mais si cette dernière ligne droite, commentée avec un décompte fatal par Patrick Chêne, reste dans la mémoire collective, c’est toute une histoire qui va bien au-delà. Retour sur un tour exceptionnel.

Laurent Fignon, un caractère entier, une carrière pleine

Si le nom de Laurent Fignon est aujourd’hui indissociable de cette lose épique, il serait totalement injuste de limiter sa carrière à cet évènement. Flashback en 1983, un an après le début de sa carrière. Équipier de Hinault à Renault, il emmènera le quadruple vainqueur du tour gagner la Vuelta. Doté d’une science de la course de haut niveau — il est surnommé « l’intello » par le peloton, il profitera de l’absence de Hinault sur le Tour 1983 pour prendre pour la première fois le rôle de leader d’équipe.

Et c’est un succès absolu. Il s’en va gagner son premier Tour à seulement 23 ans. Hinault parti de son équipe, il affrontera son ancien leader sur le Tour 1984. Audacieux pour les uns, arrogant pour les autres, il était certainement les deux. Le temps d’un tour, la France redécouvrira une fracture qu’elle n’avait pas connue depuis les duels entre Anquetil et Poulidor.

Et ce tour 1984 sera une démonstration absolue pour Laurent Fignon, il collera 10 minutes au blaireau, et, après l’avoir déposé à l’Alpe d’Huez, il déclarera avec une impertinence rare :

Hinault m’a bien fait marrer aujourd’hui

Et comme beaucoup de champions avec l’égo surdimensionné, Laurent Fignon n’était à l’époque pas tellement apprécié de manière générale. Opposé de la langue de bois, il n’hésite pas à dire ce qu’il pense, mais aussi à envoyer balader les journalistes quand la question ne lui va pas.

Blessé l’année suivante, il verra Hinault remporter son 5e tour en 1985. Aujourd’hui encore, le dernier tour remporté par un français.

1989, l’année de Laurent Fignon

Après cette grosse blessure au tendon d’Achille, Laurent Fignon a mis du temps à retrouver ce niveau qui était le sien. Si son palmarès est fleuri entre temps, on reste loin de ce que l’on pouvait imaginer après ses 2 victoires. Mais en 1989, il retrouve son très haut niveau. Il remporte son second Milan – San Remo de suite, et va gagner le Tour d’Italie.

Et avant ce départ du tour 1989, le grand adversaire de Laurent Fignon s’appelle Pedro Delgado, vainqueur de l’épreuve précédente.

Greg LeMond ? Personne ne le met vraiment dans ses favoris. L’américain possède un parcours finalement assez similaire à celui du français. Vainqueur du tour 1986 (premier vainqueur non européen), Il revient d’une grave blessure subie lors d’un accident de chasse 2 ans plus tôt. Mais sa prestation au Giro a été bien fade — 39e à 55 minutes de Fignon.

Le tour des tours commence par un prologue incroyable.

Et si beaucoup de Tour de France attendent les étapes de montagne pour rentrer dans la légende, celui-ci n’aura pas attendu bien longtemps. Si Poulidor avait relâché trop tôt son effort en 1964, Pedro Delgado va réaliser quelque chose d’exceptionnel : il va le commencer trop tard.

Non, ceci n’est pas un sketch des Inconnus

En effet, il est 17 h 17 à Luxembourg Delgado doit prendre le départ à cette heure-là. Maillot jaune en titre, il est le dernier à partir. Mais à l’heure fatidique, il n’y a personne. 2 minutes plus tard, la caravane est toujours vide. Tout à coup, parmi la foule qui s’éventre, l’espagnol arrive et part en trombe, avec 2 minutes 40 de retard. La légende voudra qu’il fût en train de prendre un café avec une dame. Lui dira qu’il a mal lu l’heure.

À peine commencé, son tour était déjà quasiment perdu. Il termine bon dernier, avec 2 minutes 54 secondes de retard sur le vainqueur, quand LeMond et Fignon ne concèdent que 6 petites secondes.

Ce Tour de France restera probablement le seul où le Prologue et le final auront été des moments de légende.

Le déroulé du Tour de France 1989.

Première partie — Montée en tension

Mais si ce Tour reste principalement dans la légende pour son contre-la-montre final, une autre épreuve similaire apportera son lot de polémique. Lors de la 5e étape, Greg LeMond s’élance de Dinard à Rennes… avec un vélo composé d’un guidon de triathlon. Et il explose la concurrence. En mettant près d’une minute à Laurent Fignon, il endosse le maillot jaune.

Ce guidon était pourtant interdit par les règlements, mais le jury le validera tout de même. Personne ne portera pourtant réclamation. Peut-être à ce moment-là, ils n’estimaient que ça n’était qu’une affaire de secondes. Ils ne croyaient pas si bien penser.

Au fur et à mesure des étapes, une guerre physique, psychologique et même d’image se met en place. Fignon, arrogant, combatif et avec un franc-parler qui détonne. LeMond, lisse, calculateur et à la réputation de suceur de roue, aime plaire au public. Il va sans dire que le premier déteste le second. Pourtant, LeMond fut un lieutenant au service des 2 victoires de Fignon.

Laurent Fignon détestait la popularité de l’américain. Il ne savait pas encore que grâce à ce dernier, il le deviendra lui aussi. Mais à son insu.

Seconde Partie — le maillot jaune s’échange

Excédé par l’attitude de l’américain tout le long du tour — LeMond n’attaque pas et se contente de suivre le catogan de Fignon — le français va attaquer dans le dernier kilomètre. Alors que les deux sont distancés par un Pedro Delgado qui n’a plus grand-chose à perdre, Laurent Fignon attaque sans cesse LeMond, qui lâche finalement dans le dernier kilomètre. Le français passe en jaune pour 7 petites secondes.

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Cet écart ne bougera plus pendant 5 étapes. Et Greg LeMond reprendra la tunique jaune au français lors du contre-la-montre de Gap-Orcières Merlette. Il reprend 47 secondes à Fignon. Dans le dur, il en reprendra même une grosse dizaine dans la musette le lendemain.

Laurent Fignon est au pied du mur. Mais le mur des 3 prochains jours s’appelle les Alpes. Et il ne faut pas beaucoup réfléchir pour connaitre le topo, qui est tout à fait dans l’ADN de Laurent Fignon. Il va falloir attaquer, attaquer et encore attaquer. Et quoi de mieux que l’Alpe d’Huez pour lancer l’offensive. Ascension finale de la 17e étape, le col verra une passe d’armes dantesque entre les 2 coureurs. Alors que 5 ans plus tôt, Fignon avait humilié Hinault, cette fois-ci la donne est différente. Les 2 coureurs se rendent coup pour coup et sont au bord de la rupture. Mais à un kilomètre de l’arrivée, l’œil de son directeur sportif, Cyrille Guimard, changera la donne.

Il sent une faiblesse chez l’Américain. On ne sait pas si c’est dans son regard, sa posture, mais il y a un truc. Alors Fignon envoie la sauce. Il lâche LeMond, et reprend le maillot jaune.

Le lendemain, bis-repetita, de nouvelles secondes de grappillées. Et malgré une victoire de LeMond dans l’avant-dernière étape, les écarts restent inchangés, ce tour ne comportant pas de bonifications pour les vainqueurs.

Nous sommes donc la veille du 23 juillet 1989, et Laurent Fignon prend le train avec 50 s d’avance sur l’américain.

Troisième étape – Les 8 secondes

50 secondes, pour un contre-la-montre de 22 kilomètres, ça devrait aller. D’ailleurs, personne ne pense vraiment à l’époque que Fignon peut perdre ce tour. Mais ce que personne ne sait, c’est que Fignon est blessé. Et le genre de blessure qu’on n’a pas spécialement envie que tout le monde sache. D’ailleurs, encore aujourd’hui, les récits divergent : Furoncle mal placé sur les fesses, douleurs aux testicules… On dira qu’il a eu une infection à l’entrejambe. Et, quelle qu’elle soit, ça n’est pas pratique pour faire du vélo.

Mais il ne reste qu’une demi-heure de souffrance à tirer, après c’est la délivrance. Alors que LeMond s’élance en combinaison aérodynamique, avec le casque et le guidon de triathlète, Fignon s’élance avec son vélo des autres contre-la-montre. Une préparation supplémentaire qui aurait peut-être pu changer la face de cette histoire.

Et donc, à 16 h 14, le français s’élance, 2 minutes après LeMond. Et il sera loin d’être ridicule, très loin. L’américain pulvérise tous les temps, alors que Fignon s’accroche. Le calcul est simple : il ne doit pas perdre plus de 2 secondes au kilomètre.

À mi-parcours, il a perdu la moitié de son matelas. Tout est jouable, dans un sens comme dans l’autre. L’écart s’égraine et tout le monde commence à imaginer ce qui était impensable il y a quelques dizaines de minutes. Quand Greg LeMond franchit la ligne, il est déjà en train de célébrer.

À 16 h 41 min et 55 secondes, Laurent Fignon franchit la ligne, 8 secondes trop tard. 9 en réalité — il aurait perdu aussi s’ils avaient été ex aequo, ce qui aurait été l’Olympe de la FFL. Mais cela n’a plus aucune importance. Le monde, l’histoire et la France ne retiendront que ses 8 secondes perdues pour l’éternité. L’interview d’après course est un supplice pour lui, le podium encore pire. Le pire, c’est que Fignon est loin d’avoir été ridicule : il finit 3e de l’étape et réalise un chrono exceptionnel.

« J’étais dans les vapes, je ne comprenais pas comment j’avais perdu ce Tour de France. Je terminais troisième de l’étape à Paris, à 52 km/h de moyenne. »

Le reste de la journée est, on se l’imagine, un chemin de croix pour Fignon. Entre l’hymne américain, les sollicitations et le regard des gens, on imagine fort que la journée fut longue. Mais ces 8 secondes tiendront bien plus. Elles ne le lâcheront même jamais. Consciemment ou pas, il ne sera plus jamais le grand champion qu’il fut ce Tour-là. Il ne remportera plus de grande épreuve.

Mais pire que tout, dans la conscience collective, il est devenu l’homme des 8 secondes. Le poissard, plein de panache qui échoue de peu. Cette réputation changera assez sensiblement son image par ailleurs. Devenu un « perdant », il gagnera un peu plus le cœur des Français.

Bien plus tard, il aura pris conscience de cette légende qui lui colle à la peau :

Il ne se passe pas une semaine sans qu’on évoque cet épisode. Cela m’a profondément embêté au début, mais cela a fait davantage pour moi d’avoir perdu que d’avoir gagné. Les choses sont bien faites, cela a contribué à la popularité de LeMond aux États-Unis et si je l’avais emporté, on ne s’en souviendrait plus. Il a été plus important pour la suite de ma vie d’avoir perdu de 8 secondes que d’avoir gagné. Même si j’aurais préféré gagner. Aujourd’hui encore. »

Laurent Fignon s’éteindra le 31 août 2010 à la suite d’un cancer après un combat où, là aussi, il fit preuve d’un courage immense.

 

 

 

 

 

 


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